▲ 10 juin – Tommy, 48, chanteur – Waseda
Et hop, d’un coup de guidon, j’ai fait demi-tour pour rattraper Tommy qui avait attiré mon œil un peu trop tard, non seulement avec ses couleurs, son chapeau mais aussi avec sa carrure. Il sourit puis accepta. Il souhaitait cependant que cela se fasse rapidement. Tommy se rendait à une répétition et il était déjà légèrement en retard. Une répétition ? J’avais en face de moi un chanteur, un chanteur de R&B. Il me donna le nom de son groupe mais je n’avais pas encore eu le temps de prendre des notes si bien que j’ai oublié. Par fausse modestie, il me disait que son groupe n’était pas connu mais je voyais bien le coin gauche de sa bouche qui montait presque indistinctement mais qui dessinait un sourire qui en disait long sur le succès plus ou moins affirmé de son groupe. Il avait sorti des cds ce qui ne fit que confirmer ce que j’avais pressenti. Par moment, il baragouinait en anglais, un anglais qui lui venait principalement des chansons qu’il exécutait. J’aurais bien voulu discuter un peu plus musique avec lui que ce soit à propos de la soul, du disco, du R&B mais le temps lui manquait.
Alors que je mis l’appareil devant mon visage, il prit la pause, une pause qu’il devait souvent faire et qui montrait aussi qu’il avait l’habitude des caméras, non sans une certaine gaucherie. Ce qui me plaisait et qui se dégageait de chez lui était cette gentillesse, ce petit sourire monté sur un corps assez imposant.
▲ 16 juin – Chika & Ebisu, 28 & 1, assistante – Gaien mae
J’ai d’abord vu un chapeau. Un chapeau immense qui m’a fasciné. Et en fin de compte, je n’ai vu qu’un chapeau. Je n’ai pas vu le visage de Chika, du moins pas en entier. La photo était possible si elle pouvait garder son fabuleux couvre-chef. Si cela me paraissait une évidence puisque c’était la raison précise pour laquelle je l’avais abordée, j’espérais tout de même apercevoir un œil, une joue, un sourcil… Tout en feignant de regarder son chien, Chika évitait l’objectif et m’autorisait ainsi à faire le portrait de son quadrupède mais pas d’elle. Même les rares moments où j’avais l’audace – ou la bravoure, c’est selon – de me baisser pour voir un peu plus que ce qui m’était autorisé, Chika penchait davantage le visage vers le sol. Je me suis dit qu’elle n’était pas maquillée – ses vêtements l’indiquaient – et qu’elle ne voulait donc pas être photographiée de la sorte, ne pas être vue en quelque sorte.
Ils habitent dans ce quartier de Gaien mae que j’aime bien et je les ai croisés sur le trottoir de l’avenue Aoyama. Chika promène systématiquement Ebisu dans le coin si bien que le chien a déjà ses habitudes. J’ai aussi essayé du mieux que je pouvais d’apprivoiser le chien, me disant qu’ainsi j’aurais plus de chances auprès de sa maîtresse mais il était tout aussi craintif qu’elle. Chika me donna même un bonbon canin et la bête, haute comme une pomme et demie, le fit tomber avant de le manger. C’était peine perdue.
Chika est assistante dans une entreprise du Web. Elle réalise des pages pour des sites en tout genre.
▲ 16 juin – Chikako & Ayani, 55 & 20, femme au foyer & étudiante – Omotesando
Peu de temps avant un rendez-vous, j’avais voulu passer à la boutique Miu Miu pour voir quelques robes du film Gatsby et je me rendis compte qu’elles étaient en fait plutôt exposées au dernier étage de la boutique Prada d’Omotesando. Cette erreur d’aiguillage fut cependant un heureux hasard car cela me permit de tomber sur la mère et la fille qui ne passaient pas du tout inaperçues, tout en se fondant parfaitement dans le décor de ce quartier où l’odeur de l’argent vous saisit à chaque coin de rue. Chikako et Ayani sortaient justement de la boutique Miu Miu et se rendaient à celle de Prada. Du coup, pour le cliché, je les plaçais devant cette immense vitrine caractéristique imaginée par Herzog et de Meuron.
L’une et l’autre portaient uniquement de grandes marques et le coût total de leurs parures – des chaussures aux accessoires – représentaient plusieurs dizaines de vies de salaires d’un Bangladais. C’était Ayani qui habillait la mère. Elle faisait en effet des études sur la mode en Angleterre, à Londres, autre signe extérieur de richesse. Elle visitait ses parents pour quelques jours car l’école était en vacances et donc Ayani aussi. Chikako était très fière des goûts de sa progéniture et posait avec dignité devant mon objectif. Elle m’annonça, le menton relevé, que c’était bien sa fille qui l’avait habillée après avoir entendu mes compliments sur sa tenue.
Une heure auparavant, elles sortaient du film Gatsby le magnifique et s’étaient donc précipitées pour venir voir les robes. Ayani avait balayé l’écran de son œil expert mais en redemandait en inspectant la collection de près comme le permettait l’exposition de la boutique Prada. Elles avaient adoré le film.
En voyant ma carte de visite, Chikako comprit que j’étais français et prononça même mon patronyme correctement, ce qui n’arrivait jamais. Elle me jura pourtant qu’elle n’avait pas appris le français ce qui me semblait difficile à croire, seule notre langue étant capable de prononcer -eau « o ». Au départ, en me voyant, elle avait hésité entre un Français et un Italien. La remarque me fit plaisir et je me dis qu’elle avait un œil averti. Elle ne voulut rien dire sur ses études, sur ses activités. Elle n’était « qu’une femme au foyer ».
▲ 16 juin – Asami, 36, achat – Omotesando
Du coup, j’ai aussi fait des portraits au milieu des robes de Gatsby, dans la boutique Prada. Lorsque j’ai aperçu Asami pour la première fois, au milieu des costumes, avec sa taille, son style, son regard scrutateur, sa façon de marcher, je me suis dit qu’elle était dans le milieu de la mode. Elle aussi. Cela n’a pas loupé. Ma demande l’a amusée mais ne l’a pas choquée. Il me sembla qu’elle était assez contente, que cela lui faisait plaisir. Je lui demandais donc de se mettre à côté d’une robe qu’elle aimait bien tout en lui donnant mes favorites. La discussion était facile dans un endroit comme celui-là, bien plus simple que dans la rue quand il n’y a pas de suite une chose à laquelle se raccrocher. Asami aimait donc cette robe de Petra Samovar, cette robe à lamelles dorées qui avait un côté très années folles, très Gatsby. Une de mes trois robes préférées. Ce qui fascinait le plus Asami était les « robes de tête », ses couronnes qui s’accordaient avec le vêtement et qui étaient, il est vrai, bien plus captivantes que tout le reste, chose qu’on ne voit plus du tout aujourd’hui.
Elle avait vu le film deux jours plutôt et semblait avoir apprécié. Elle était difficile de lui faire dire son opinion, ses goûts comme cela est souvent le cas chez les Japonais. Pour la robe, j’avais réussi à lui en faire choisir une après avoir indiqué celles que j’aimais bien – comme pour lui montrer comment faire… – mais pour le film, je ne pus savoir ce qu’elle en avait réellement pensé.
Ce jour-là, elle ne travaillait pas – ses jours de repos étaient variables – et en avait profité pour venir voir l’exposition. Son métier consistait à acheter des vêtements auprès de fabricants ou de distributeurs pour les importer au Japon. Un métier en or. Du coup, elle se rendait souvent en France mais avoua ne pas parler un mot de ma langue.
▲ 30 juin – Yukimasa, 38, automobile – Omotesando
Pour le dernier jour de l’exposition – j’y suis allé deux fois – il y avait plus de monde. Ça se bousculait un peu et il était donc plus difficile de faire des portraits. Pourtant, quand je vis Yukimasa, il me fallut lui demander. Je ne pouvais pas résister devant son style, sa coiffure, sa bonne tête. Il accepta aussitôt, tout simplement et avec un immense sourire. Sa pause me rappelait un peu celle de Tommy mais le décalage entre les deux hommes était de taille. Yukimasa n’avait rien d’un artiste habitué au feu de la rampe. Je crus qu’il travaillait dans la mode, comme Asami, mais cette fois-ci, je me suis bel et bien trompé. L’homme était dans les voitures, les réparations, la vente. Il n’était pas non plus de Tokyo comme je le crus mais de Mie. J’avais tout faux et c’était très bien. Yukimasa m’avoua tout de même qu’il était heureux d’être à Tokyo ce week end là afin de s’habiller comme il aimait, afin de se fondre dans la masse tokyoïte et de se donner à un de ses péchés mignons : les fringues.
Yukimasa était en fait venu voir son frère qui habite dans la capitale. Frère qui est justement styliste. Ceci expliquait cela. Ils faisaient leurs courses ensemble, s’habillaient ensemble et Yukimasa en profitait beaucoup lorsqu’il venait. Son portefeuille aussi… Il était aussi venu pour se rendre à la maison de famille qui se trouvait à Saitama et y avait d’ailleurs passé la nuit. Là, il faisait donc une halte à l’exposition Gatsby avant de prendre son train pour Mie et rentrer chez lui.
Il était adorable, souriant et vivant. Yukimasa faisait plaisir à voir et notre discussion fut très agréable pour nous deux.