[Histoire(s) – suite de K – 8 (ou Y – 3)]
Le plus grand bonheur que puisse donner l’amour, c’est le premier serrement de main d’une femme qu’on aime.
Stendhal – De l’amour
Oser…
J’avais choisi de dîner là parce que le cadre me paraissait favorable. Kei connaissait le nom mais n’était jamais entrée. J’étais bien content d’avoir trouvé un lieu qu’elle ne connaissait pas alors qu’elle avait vécu dans le quartier. C’était un restaurant japonais, la nourriture avait l’air bonne et bien sûr la décoration canon. Des salles privées, dont certaines arrangées comme les pièces d’un appartement japonais traditionnel mais stylisé, entouraient une étendue d’eau décorée d’un arbre finement travaillé, des ombrelles japonaises et un éclairage créant l’ambiance. L’endroit était assez sombre et classieux. Il me correspondait.
J’avais soigneusement choisi une mise en scène qui ne laisserait pas ma compagne indifférente. L’atmosphère avec la pièce pour nous, les mets délicats, la présentation des plats favorisaient l’intimité et facilitaient les confessions. Une proximité pouvait venir naturellement et une déclaration se glisser dans le courant de la conversation, comme l’eau au milieu de ce décor. Je m’étais appliqué pour choisir l’environnement.
Nous étions assis côte à côte sur la banquette en « L » adjacente à la table, Kei à ma gauche.
– Quelle est l’histoire de Kei?
– Mon histoire?
– Oui. Quelle est l’histoire qui a fondé la Kei d’aujourd’hui? Celle qui est là en face de moi maintenant et que je souhaite mieux connaître.
– Je dois remonter jusqu’où?
– Où tu veux. C’est ton choix qui détermine ce que tu veux dire et par là , ce qui est important pour comprendre Kei.
Elle réfléchit.
– Je vais commencer au moment où j’ai quitté le domicile familial.
– Ca me semble intéressant.
– J’avais 21 ans.
– Wow! Comme moi! Je n’en revenais pas. Cela paraissait bien jeune pour le Japon. Le caractère indépendant que j’avais déjà commencé à discerner dans l’après-midi se confirmait un peu plus et m’attirait davantage si cela était encore possible.
Elle était donc partie de chez ses parents pour s’installer avec son mec de l’époque. « S’installer avec un mec sans être mariée?! Plutôt cool la famille! » Le détail qui me toucha le plus fut qu’elle avait failli se marier. Tout était planifié, allait avoir lieu et au dernier moment, tout s’était arrêté. J’étais bouche bée. Je ne m’attendais pas à ce que nous ayons des expériences aussi fortes en commun. Et pourtant, comme moi, elle avait été à deux doigts. Je ne manquais pas de lui conter mon histoire puisque nous partagions autant.
Je remémorai ces journées entières avec Mai à visiter des bijoutiers, des restaurants ou encore des sociétés de services-conseils. Nous avions passé des week-ends complets à choisir, à nous inscrire deci-delà en tant que futurs mariés dans les grands magasins qui proposent tout un tas de promotions pour l’occasion. Nous intégrions la colossale organisation qu’est l’institution matrimoniale des pays développés: une usine à fric! Le coût d’un mariage dans ce pays m’avait estomaqué. Le marketing agressif du slogan « Le plus beau jour de votre vie! » avait emporté la masse et normalisait la mégalomanie financière qui permettrait de vivre un plaisir proportionnel à la dépense. Comme si l’argent faisait le bonheur. Cela dans la limite de deux heures – éventuellement deux heures et demie si on savait négocier habilement – au bout desquelles le personnel virait manu militari les invités et les jeunes mariés parce que vous comprenez, il fallait ouvrir le restaurant ensuite histoire de faire entrer encore plus d’argent dans les caisses. Je me suis toujours demandé d’où venait cette limite des deux heures, au Japon.
Les alliances traînent quelque part chez moi et je ne suis jamais retourné au restaurant que nous avions réservé en raison des souvenirs. Et cet énorme système ne pouvant qu’avancer sous sa propre inertie, même l’annulation d’un mariage avait un coût!
Kei partageait, à peu de choses près, la même expérience.
Ce poids commun dans nos histoires – bien qu’il nous rapprochait – m’incita à revenir sur des chemins plus légers. Je sortis mon iPod pour lui faire écouter ma musique intra-utérine. Elle mit un écouteur dans son oreille droite et je fis de même. L’excuse du câble assez court me permit de me rapprocher considérablement d’elle. Son bras dénudé qui maintenait le casque en place touchait désormais le mien qui l’avait imité. Ses cheveux détachés caressaient ma joue droite. Je respirais Kei. Je tremblais à chacun de ses mouvements, à chaque pulsion de ma musique.
L’un contre l’autre. Je sentais son souffle dans mon cou. Chacune de ses inspirations provoquait des frissons qui me parcouraient l’échine, contractant chaque muscle de mon dos dans un plaisir exquis. Je me courbais un peu plus vers elle. Tête contre tête. Je cherchais à la regarder, son oeil droit se retrouva juste devant le mien. Pulsions cardiaques. Etait-ce ma musique? Etait-ce les battements de son coeur? Etait-ce les miens? Peu importait. Tout était si synchronisé, il faisait si chaud tout d’un coup, nous étions si bien…
Le serveur qui apporta le premier plat nous fit l’effet d’une douche froide.
– Qu’est-ce que tu penses de ma musique?
– C’est intéressant.
– Oh non écoute, pas de réponse à la japonaise s’il te plaît…
– Mais je suis japonaise…
– Oui mais on est entre nous, on est pas dans une situation formelle ou autre. Tu peux me donner franchement ton avis.
– Je ne connais pas bien mais ce que tu me fais écouter change beaucoup de l’image de ce genre de musique que j’avais.
– J’aime la house quand elle est intense, chantée, quand il y a une mélodie, quand elle est funky. On l’appelle la deep house. C’est pour cela que je ne suis pas fan de techno, pas assez sensuelle pour moi.
Le serveur allait revenir tôt ou tard. L’idée d’une autre douche froide me cloua sur mon siège.
– Et pour le visa alors? Des nouvelles? demandai-je.
– Non, aucune. Je suis inquiète.
– Est-ce que tu connais d’autres personnes qui ont fait leur demande et qui auraient une réponse.
– Non.
– Je me sentirais bien seul si tu devais partir.
– …
Doucement, j’avais avancé ma main vers la sienne. Au moment où je prononçais cette phrase, je tendis un doigt et le plaça sur le dessus de sa main gauche, sur le métacarpe du petit doigt. Kei frémit mais ne la retira pas. Je continuais d’avancer. Deux doigts. Trois doigts. Quatre doigts. Je l’effleurai de toute ma délicatesse. Je discernais chaque pore, chaque veine, chaque perfection. Elle ne respirait plus. Je l’observais. Elle fixait ma main qui progressait. Elle paraissait hypnotisée. Mon pouce prit contact et se glissa dans sa paume. Je serrai précieusement. Elle serra à son tour et me porta un regard profond et ému dans lequel je plongeai aussitôt.
J’eus voulu figer cet instant. Le prolonger éternellement. Faire en sorte que rien ne vienne le perturber. Pas même le temps. L’émotion due à ces premières caresses était insoutenable. L’intensité me submergeait. J’avais recherché cela toute ma vie. Je vivais.
Je partis à la conquête de son avant-bras du bout de mes 5 doigts. Le plus lentement possible. La douceur me suffoquait. Je m’arrêtai dans le creux où la peau est encore plus soyeuse. La sensation secouait Kei. Elle me regarda intensément et me suppliait de continuer sans parole. Je passai dessous, saisit son coude et l’attirai vers moi. Je déposai précieusement et avec passion un baiser sur ses lèvres tendues de timidité. Je restais là , à m’émerveiller des détails de ses prunelles châtain, pour la première fois, si proche, je savourais les effluves de son odeur, le parfum de son souffle, le velours de ses lèvres, la chamade de nos coeurs qui me grisaient comme les bulles dansantes d’un verre de champagne. Je pétillais.
Les mots étaient devenus superflus. L’émotion parlait pour nous. Nous nous abandonnions l’un dans l’autre.
Je me glissai dans ses cheveux et lui souris. Elle me rendit mon sourire et posa sa main sur ma joue gauche. Je fermai les yeux, immobile. Je profitais de chaque millimètre que parcouraient ses doigts fins sur mon visage. Sur ma peau alerte, ses doigts laissaient la sensation de leur passage. Désormais sur mon front, je les ressentais encore sur mes lèvres. Seule ma tête bougeait pour qu’elle découvre des zones encore inexplorées. Je la baissais ensuite pour qu’ils glissent dans mes cheveux. Tendrement.
– J’aime tout chez toi Kei. Tu es sublime.
– Merci répondit-elle en rougissant un peu. Tu es un homme très attentionné.
La danse des plats avait continué. Nous ne remarquâmes même pas les serveurs les apporter. Ils n’osaient plus déranger notre intimité et avaient posé nos commandes en toute discrétion.
Nous quittâmes le restaurant assez tard, ni l’un ni l’autre ayant envie de nous déplacer. Se lever, payer, sortir signifiait rompre cette communion qui nous unissait et nous ne le souhaitions pas. Comme quitter un demi-sommeil matutinal où tout est confus mais si agréable et doux dans la chaleur des draps. Une femme finit tout de même par entrer un peu plus bruyamment, avec tout le répertoire d’excuses en japonais, pour nous signaler que le restaurant avait déjà fermé depuis 30 minutes. Il n’y avait plus personne si ce n’est elle et le responsable. Nous nous levâmes à regret, obligés.
Sur le chemin de la gare, main dans la main, je trottinais avec ma belle. Sur le quai, en chantant, je lui fis danser un rock alors que le dernier train s’annonçait. Nous rîmes de la situation, de notre euphorie, enivré par notre bonheur, comme des enfants.
Les portes se fermèrent. Nous étions emporté dans la nuit. Tout commençait…
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J’adore ta façon de retranscrire ce grand moment d’émotion.
En tout cas je suis ravie pour vous 🙂
Merci beaucoup Supplete! C’est gentil.
Mais il n’y a pas de « vous »! C’est l’histoire du narrateur et de Kei qui est une personne fantasmée. C’est une fiction!!!
Très bien, vraiment. Très musical allegro en finale. Merci.
Il y a un peu d’auto biographie quand même?
Dans une fiction, il y a toujours des éléments inspirés de la réalité. Et toute narration est forcément une fiction.
😉
Alors qu’elle est la part de vérité dans ce qu’on lit??
Moi curieuse,mais nonnnnnnnnnnnnnnn 😛
salut Cédric,
beau final, une belle surprise.
Mais tu nous tiendras au courant pour le visa?(rire)
Les rapports « franco-japonais » dans un couple m’ont intéressé. Les paroles du personnage « Yan » m’ont particulièrement parlé. Ce degré 0 de la communication (étrange paradoxe pour deux cultures très cultivées). Et puis la remarque de la personnage française : la relation est un défi de chaque jour.
Voila quant au fond.
Sinon, tu as un certain carnet d’adresses dis-moi! Alors, on va manger où la prochaine fois?
Aplus
Ludo
>Supplete
A chacun de s’y retrouver. 😉
>ludovic
Merci beaucoup. Tu me fais très plaisir. Comme tous les commentaires, mails et coup de fil que j’ai reçus.
Tu veux un plan pour un resto à Tokyo? Donne-moi le quartier, je te dis où aller! 😀 Tu as déjà testé d’ailleurs avec le superbe resto de tofu à Ginza. 😉
Ce récit m’a fait sourire (je viens juste de surmonter un semestre intense…).
Pour la réalité et la fiction, c’est vrai je m’inspire beaucoup du vécu. J’ai fait de la non-fiction, mais dans mes oeuvres de fiction (exemple: « transition »), je m’inspire beaucoup de mon vécu, surtout des sentiments éprouvés par mon psyché.
Merci Hits! 😉
Tant mieux si mon récit t’a apporté un peu d’air.
Et oui, notre quotidien est une source infinie d’inspiration!