Curieusement, je ne fis aucun portrait en février et je me déchaînai en mars ! Vous avez déjà eu un paquet avec les demoiselles lors de la cérémonie de remise de diplôme de l’université de Gakushuin. Voici le reste dans les rues de Tokyo, le parc Hibiya pour l’anniversaire du 11 mars 2011 et un début de rencontres à Hokkaido.
▲ 1er mars – Takashi, 49 ans, artiste – Omotesando
Takashi a publié un livre, illustré par une amie. Il m’a dit cela comme si c’était normal. J’ai donc cru qu’il était écrivain. Mais en fait, il est graphiste et fait aussi de la photographie. Bon. C’est son premier livre et c’est l’histoire d’un petit garçon qui s’occupe d’un arbre qui grandit avec lui. J’ai d’abord cru que c’était un livre pour enfant mais Takashi m’a corrigé : « Non, non, c’est pour les adultes ! » Mais illustré de la sorte, cela prête à confusion. Quand je lui ai dit que j’étais français, ses yeux se sont écarquillés. Son rêve serait de publier en France. Par la suite, je l’ai tout de même mis en relation avec un libraire au Japon, spécialisé dans les publications francophones. Il était ravi. L’envie d’écrire un livre lui est venue il y a longtemps déjà et il a réalisé son rêve. Je l’enviais. Comme nous avons bien sympathisé, nous sommes allés déjeuner ensemble dans un restaurant juste à côté de là où nous étions, à Omotesando.
▲ 1er mars – Mamoru, 26 ans, imprimerie – Harajuku
Mamoru ne passait pas inaperçu. Son sourire non plus. Ma demande l’a amusé et lui a fait très plaisir. Je lui ai dit que je l’avais arrêté pour sa tenue, son incroyable tenue. Alors quand il a mis ses mains dans les poches, dans une pose bien définie, j’ai tout de suite compris l’intérêt de ses « griffes. » Il avait trouvé tout cela dans des friperies dans le quartier. Il se baladait dans Harajuku pour faire les magasins, trouver des fringues. Je fus étonné de l’entendre me dire qu’il était laotien. En fait, ses parents étaient du pays mais lui était né à Tokyo. Il ne parlait pas laotien, uniquement japonais. Comme les Coréens nés ici, il n’avait pas la nationalité japonaise. Une aberration. Le pays de ses parents ne l’intéresse pas vraiment, contrairement à moi qui ouvrais de grands yeux en l’entendant dire cela.
▲ 1er mars – Mizuki, 27 ans, événementiel – Harajuku
Mizuki non plus ne passait pas inaperçue. Elle marchait au milieu de la rue, d’un pas de mannequin, son sac dans le creux de son coude gauche et le monde se tournait vers elle. Je me suis vu l’apostropher presque automatiquement, par réflexe, sans vraiment réfléchir à l’éventualité d’un refus. Sa démarche criait l’appel pour se faire remarquer et pourtant, elle eut l’hypocrisie d’être surprise, de jouer les femmes choquées, pas si faciles que cela tout de même. Il y avait bien une part de surprise, cela se voyait mais elle le cachait du mieux qu’elle pouvait derrière ses talents de comédiennes dramatiques. Mon niveau de japonais l’a surprise, ma demande aussi. Elle s’attendait à se faire draguer grossièrement comme cela devait lui arriver souvent. Non, juste une photo. Je ne pus m’empêcher de lui expliquer pourquoi je lui avais demandé à elle. Son aura dégageait une véritable onde positive et elle rayonnait comme un soleil au milieu de cette rue commerçante très fréquentée de Harajuku. Je le pensais vraiment mais en rajoutais un peu. Mizuki était ravie. Son sourire se déploya jusqu’à son maximum. La miss n’avait pas beaucoup de temps car elle se rendait à un rendez-vous. Juste le temps d’appuyer sur le déclencheur et elle devait partir.
▲ 1er mars – Eri, 19 ans, étudiante – Harajuku
Quelle ne fut pas ma chance de tomber sur Eri juste après Mizuki. Comme une gradation dans l’attitude positive, dans le sourire et le dynamisme. Eri voletait autour de moi comme un abeille, enchantée de la rencontre, de ma demande : « Une photo ? Ouiiiiiii d’accord ! » C’était comme si elle m’avait dit « Déjà ?! » quand j’ai baissé mon objectif, satisfait des deux ou trois photographies prises. Alors évidemment, le fait qu’elle étudie la littérature française à l’université n’a fait qu’exciter notre discussion. Emporté par sa ferveur, je criais, faisais l’idiot pour que son rire ne s’arrête jamais.
Elle passait 24 heures un peu folles car elle avait déménagé de la chambre qu’elle avait utilisée pendant sa première année d’université, en avait trouvé une autre, avait commandé des meubles dont un lit et une commode qui étaient arrivés le matin même puis elle repartait le lendemain matin tôt pour Hyogo et terminer ses vacances de printemps. Eri est originaire de cette province du Kansai et s’était installée à Tokyo depuis qu’elle faisait des études supérieures. Tout arrivait en même temps et cela participait de son excitation. Elle devait aussi rentrer pour l’anniversaire de sa grand-mère qui était justement prévu le lendemain. Elle m’expliqua qu’elle avait voulu déménager car elle avait passé un an dans une pension et qu’elle en avait eu marre. Marre des restrictions et règles qui l’empêchaient de s’amuser comme une étudiante voudrait le faire. Elle avait donc réussi à convaincre ses parents de payer un studio indépendant qu’il était donc nécessaire d’équiper. Cela avait dû être rapide car elle me montra une photo de son intérieur avec son téléphone portable. Et elle prenait tout de même le temps de faire du shopping à Harajuku…
▲ 1er mars – Hiroyuki, 27 ans, coiffeur – Harajuku
J’ai repéré Hiroyuki alors qu’il était pendu au téléphone. Je me préparais à entrer dans une supérette pour acheter une boisson quand je le vis sur le trottoir d’en face, en pleine négociation téléphonique. Je me suis approché et lui ai fait un signe pour lui dire que je voulais lui parler mais j’attendais bien évidement qu’il ait fini. Hiroyuki était en pause, une quinzaine de minutes pendant lesquelles il passait un coup de fil, fumait une cigarette et retirait de l’argent au conbini. Le prendre en photo ne lui posait aucun problème. Il était plutôt content et ce jeune homme qui s’assume complètement parlait fort et jouait les personnes qui veulent se faire remarquer pendant quelques minutes lorsqu’elles sont soudain le centre de l’attention des autres. Hiroyuki avait un bagou assumé que je compris aussitôt qu’il me confia son métier. L’homme avait l’habitude de parler, d’être agréable avec tout le monde, d’adapter son registre en fonction de son interlocuteur. Sans doute avait-il cette faculté de percevoir la personnalité des gens. Il m’invita au salon bien sûr, pour la prochaine fois où je serai dans le coin.
Il me demanda rapidement d’où je venais car il était très intéressé par l’Allemagne et la France où il s’était rendu pour la première fois en 2012. Il avait l’intention d’y retourner.
Hiroyuki est né à Tokyo.
▲ 8 mars – Isama, 74 ans, retraité – Shirokane
J’étais sorti de l’ambassade de France à Hiiro depuis peu et avais décidé de passer par de petites rues (encore) pour me rendre à Mita où j’avais un spectacle de Noh lorsque je croisais Isama cinq minutes plus tard. Cet homme tout en noir, avec une certaine élégance recherchée ne manqua pas de m’intéresser. Je fis demi-tour pour revenir vers lui et l’aborder. L’homme était un parleur, un vrai. Il manipulait le verbe aussi bien qu’il savait porter un chapeau. Nous nous mîmes à discuter comme deux voisins par questions interposées sans que l’idée de faire son portrait prédomine. Il fallut d’ailleurs plus ou moins l’imposer à la fin car Isama n’était pas vraiment d’accord. Il faisait partie de ces gens que j’avais déjà croisés et à qui je devais montrer patte blanche, que je devais apprivoiser pour en obtenir une photographie. Je compris son assurance, sa faculté à manipuler le verbe à son ancien travail. Il avait été directeur de campagne de publicité dans une des plus grandes compagnies publicitaires japonaises. Quand j’aventurais un nom, il feignit de ne pas entendre pour ne pas avoir à confirmer ou infirmer l’information mais je sus que j’avais touché juste. Mine de rien, je discutais avec un ancien employeur de grands noms de la photographie, ne serait-ce qu’Araki. Isama adorait la photographie et connaissait de nombreux artistes. J’étais heureux de ce hasard.
Il se rendait à un rendez-vous et prenait son temps, un peu en avance, en flânant dans cette petite rue de Shirokane. J’aimais sa curiosité affirmée du professionnel qui creuse un peu son interlocuteur pour voir ce qu’il a dans le ventre. Il finit par m’accepter « dans son monde » et l’atmosphère se détendit. Au moment de partir, il retira même un gant pour me serrer la main en me disant que je pouvais finalement faire son portrait.
▲ 10 mars – Isao, 52 ans, immobilier – Parc Hibiya
Isao regardait le rassemblement de la manifestation antinucléaire avec de grands yeux, légèrement en retrait. Son regard trahissait une crainte qui ne montrait que son envie d’y participer. Il était déchiré entre le pas en avant et le pas en arrière. Du coup, lorsque je me suis approché pour lui faire ma demande habituelle, il s’est aussitôt justifié en me disant qu’il n’était là qu’en tant qu’observateur, qu’il ne participait, qu’il avait entendu du bruit et qu’il était venu voir. Après le cliché, il s’éloigna. Était-ce à cause de moi ?
Je profitais tout de même du sujet pour discuter du manque de rébellion chez les Japonais, de leur faculté à absorber toutes les règles du monde sans les remettre en question, de les accepter seulement parce qu’elles avaient été mises en place. Isao semblait d’accord mais peut-être pour ne pas me contredire. Même s’il avait du monde ce jour-là dans le parc Hibiya, la veille de la commémoration du 11 mars, cela manquait de participants et surtout cruellement de jeunes, trop occupés à consommer, ce qui arrangeait bien tout le monde.
Isao travaillait dans l’immobilier et les temps étaient durs. Son travail était donc difficile pour cette raison mais il devait aussi en avoir une autre sur laquelle il ne s’étendit pas, par pudeur. Nous avons aussi parlé du nuage jaune de particules en suspension qui allait s’abattre sur Tokyo quelques minutes plus tard.
Quand je le plaçais pour la photo, dos aux manifestants qu’il observait, il me demanda comment il devait se mettre. Même si je lui dis de ne pas bouger, de rester ainsi, il ne put s’empêcher de lever le pouce, comme pour se donner une contenance.
▲ 10 mars – Ryo, 29 ans, coiffeur – Parc Hibiya
Un jeune ! Au milieu de la manifestation, il y avait un jeune. Ryo aussi était un peu en retrait, sur ce terre-plein, derrière les arbustes et regardait les gens se regrouper en fumant une cigarette. J’ai donc enjambé les plantes pour le rejoindre et il aussitôt jeté sa cigarette pour me parler. Je trouvais le geste un peu brusque, surprenant. Etait-ce parce que nous n’étions pas dans une zone fumeurs, parce qu’il ne voulait pas me déranger ? Je dus donc m’excuser. Sa première réaction fut une grimace. « Une photo ? Mouais… bof… » et puis en lui expliquant le projet, pourquoi je l’avais choisi, il finit pas accepter et me dire qu’il était plutôt content.
Ryo était surtout content d’être là ce jour-là, pour la manifestation. Il était venu spécialement pour cela. Il vient de Nagano où il habite et il travaille. Il avait donc fait le déplacement en train pour manifester, pour la bonne cause. Il faisait l’aller-retour dans la journée. Il ne pouvait malheureusement pas rester le lendemain pour la cérémonie des « deux ans après » car il travaillait. Il était déjà bien content que la manifestation soit organisée la veille, un dimanche et qu’il ait pu faire le déplacement. Le jeune homme travaille dans un salon de coiffure depuis la fin de sa scolarité.
▲ 10 mars – Masako, quarantaine, compositrice – Parc Hibiya
Masako tenait sa couronne « Peace and love » telle quelle, devant elle, sur la poitrine. C’était adorable. C’était aussi un moyen très facile de l’aborder, de lui parler. La première chose fut d’inspecter l’objet et de constater qu’il était fabriqué à partir de vraies fleurs. Ma première surprise. Je levai les yeux pour lui poser une question et Masako me donna la réponse avant que j’ai eu le temps de terminer : « Oui, c’est moi-même qui l’a faite ! » Je me lançais dans une série de félicitations et de compliments largement mérités car il y avait là un travail important. Elle avait d’abord fabriqué la structure en fil de fer afin d’avoir un grillage sur lequel elle avait fixé les plantes. Du coup, je lui demandai presque aussitôt si elle était fleuriste ou décoratrice. La question l’amusa tout autant qu’elle lui fit plaisir. Masako aimait la décoration intérieure, soignait son appartement mais ce n’était en rien un travail, juste une passion. Masako est compositrice de musique contemporaine, une activité tout aussi créatrice et impressionnante. Sa modestie prenant le dessus, il me fut impossible de connaître son travail, son nom de famille ou son âge. Elle ne voulait pas apparaître comme une femme fière et présomptueuse ce qui était effectivement bien loin de sa personnalité. Nous étions au mois de mars et Masako avait voulu donner une touche printanière à sa couronne, ce qui expliquait le choix des couleurs.
Elle allait retrouver des amis mais ne savait pas où ils étaient. Quelque part dans le cortège. Alors que je m’inquiétais, elle balaya la foule d’un vague geste de la main pour dire qu’ils étaient « par là » et qu’elle finirait bien par les retrouver. Une chose était sûre, elle était là pour la manifestation et s’était préparée pour. Masako vit à Tokyo mais est originaire de Niigata.
▲ 10 mars – Sae, Shion & Tatsumi, 32, 2 et 35 ans, accessoires – Parc Hibiya
Dans un autre style, la famille de Sae et Tatsumi correspondait à l’image des personnes susceptibles d’être présentes à une manifestation antinucléaire. Un côté très baba cool, tranquille et qui n’avait pas de problème avec les gens en général sauf peut-être ceux qui voulaient relancer le nucléaire. Ainsi, ma demande passa comme une lettre à la poste, sans difficulté ni négociation particulière : « Ok, alors-y ! » « Avec plaisir ! » « On se met où ? » Au milieu, l’adorable Shion me dévisageait. Qui était ce grand pâle tout sec avec des yeux bleus qui parlait sa langue ? Je me suis dit que je n’aurais pas de mal à la prendre en photo, un regard vers l’objectif, ce qui n’est jamais évident avec les enfants.
Ils arrivaient et se mélangeaient à la fin du cortège qui commençait à bouger. Ils étaient tout sourire et ravis de discuter avec moi. Cela faisait plaisir. S’ils étaient contents que je m’intéresse à eux, ils étaient surtout heureux que je sois aussi présent pour la manifestation, ils trouvaient que cela manquait de plus jeunes. Ils avaient déjà participé à d’autres auparavant. Ils étaient aussi très dynamiques et chaleureux. Tatsumi m’a même serré la main au moment de nous quitter, une poigne ferme et sincère qui disait à elle seule « Merci ! » Ils viennent tous de Tokyo et fabriquent des bijoux. Curieusement, je n’en ai pas vraiment remarqué sur eux mais en même temps, nous étions tous couverts et il était difficile d’apercevoir quelque chose. Pendant tout ce temps, Shion ne faisait pas un bruit. Un vrai chat. Il faut dire que c’était son premier grand bain de foule et cela l’impressionnait. Sae m’expliqua tout de même que c’était une enfant très calme.
Ils faisaient vraiment plaisir à voir.
▲ 11 mars – Misa & Tai, 3 ans – Parc Hibiya
Le 11 mars 2013 tombait un lundi. Alors forcément, il y avait moins de monde que la veille, moins de monde que l’année précédente. Je suis retourné exactement au même endroit pour la minute de silence à 14h46. Après avoir fait un petit tour des stands pour prendre l’atmosphère, j’ai commencé à chercher mes victimes du jour. Misa et Tai venaient d’entrer dans le parc de Hibiya avec leur mère respective du côté de Ginza. Avec leur rose à la main, je les ai trouvés trop mignons et me suis approché d’une des mamans qui poussait une voiture pour enfant. Prendre des enfants en photographie de nos jours est toujours une opération délicate et j’ai essayé d’apparaître le plus sain possible, avec une patte blanche comme la neige. Je donnais aussitôt ma carte de visite pour les rassurer un peu plus. Après s’être échangé un regard, les deux mères ont acquiescé et m’ont regardé pour me dire qu’elles avaient mon accord. J’étais très content. J’étais surtout content de voir des enfants en ce jour. Si le public était bien différent de la veille, venir avec des enfants me paraissait important, pour ne pas oublier. Ils avaient donc acheté leurs roses tous ensemble et se dirigeaient vers l’autel qui se trouvait à l’intérieur d’un dôme rappelant un igloo, rempli de bougies (voir plus bas). Quelques jours plus tard, je recevais un courriel d’une des mamans me demandant le portrait des enfants.
▲ 11 mars – Yuko & Michael, 55 & 52 ans, femme au foyer et enseignant – Parc Hibiya
Pendant la minute de silence, Yuko et Michael était juste à côté de moi. Un grand Occidental avec une crinière blanche ne passait pas inaperçu. Là encore, j’étais content de voir des Occidentaux venir pour la commémoration. On devine aussitôt leur implication avec le drame, avec le pays qu’ils soient liés par le mariage, la passion ou l’habitat. Yuko et Michael étaient d’ailleurs très heureux de ma demande. Michael a tout de suite dit oui. Une fois la photographie prise, nous avons fait un échange de carte de visite, tels deux japonais. Le comble était que Yuko n’en avait pas. La situation nous amusa. Michael m’expliqua qu’il était là depuis longtemps, qu’il était enseignant d’anglais en université. Je me disais que ses cours devaient être sympathiques car il avait un visage avenant, qu’il souriait tout le temps et qu’il avait l’air gentil. Pour Yuko, la vie avait été plus dure. La femme avait travaillé plusieurs années dans l’environnement et avait fini par être licenciée. Le secteur étant difficile, son entreprise avait effectué une restructuration et Yuko en avait subi les conséquence. De plus, un cancer se déclarait au même moment. Un hasard troublant et douloureux dont elle se souvenait avec toujours autant d’émotion dans la voix. Si Yuko avait eu le courage d’en parler à un inconnu, elle était restée discrète sur la localisation de la maladie. Le principal était qu’elle soit présente pour en parler. Depuis ce moment-là, elle était femme au foyer. L’année précédente, ils étaient déjà présents l’année précédente et le seraient encore l’année prochaine. Ils étaient vraiment sympathiques et nous eûmes une discussion qui oscillait entre l’anglais et le japonais.
▲ 11 mars – Jyunya & Ikumi, 27 & 21 ans, salarié et étudiante – Parc Hibiya
Afin de compléter ma série de ce jour-là, je me disais qu’il me faudrait aussi des membres du comité d’organisation. Il n’y avait bien évidemment que des volontaires et après la minute de silence, je repérais Ikumi qui se tenait au milieu de la foule, tout juste rejointe par Jyunya. Je les laissais discuter un peu pour ne pas les déranger ni perturber leur conversation et je faisais ma demande au moment où Jyunya donnait des signes de départ. Ce dernier n’hésita pas. Ikumi mit un peu plus de temps mais emportée par mon enthousiasme et celui de son collègue accepta. Je les félicitais longuement sur leur engagement, sur leur bénévolat pour cette cause commémorative aussi bien que politique. À la japonaise, ils rejetèrent en bloc mes compliments mais je voyais bien dans leurs yeux une petite fierté très discrète qui allumait une flamme. Ils pouvaient être fiers et je ne me limitais pas pour le leur dire.
Jyunya avait donc pris une journée de congé pour cela. Je ne réussis pas à découvrir son domaine mais ce n’était pas grave. Ikumi, elle était étudiante et n’avait pas de cours à cette période de l’année, entre deux années universitaires. Déjà l’année précédente, ils avaient participé à cet événement comme bénévoles. Ce jour-là, ils « travaillaient » jusqu’à 19h, le temps de tout démonter, de tout ranger et de tout nettoyer. Alors que nous discutions, se dérouleraient des débats et des concerts de-ci de-là. Le soir, peut-être feraient-ils quelque chose tous ensemble, cela dépendrait du niveau de fatigue.
▲ 11 mars – Yuno, 32 ans, couturière – Parc Hibiya
Je pensais avoir assez de portraits pour la journée. C’était avant d’apercevoir Yuno. Comme Miyuki ou Eri (voir plus haut), elle faisait partie de ces gens dont la personnalité dépasse leur enveloppe corporelle. Non seulement son kimono, mais plus particulièrement le choix des tissus qui composaient l’habit mais aussi son bonnet, ses accessoires, sa démarche, ses gestes montraient que j’avais là affaire à une personne très intéressante. Il fallut donc négocier. En plus d’avoir du caractère, Yuno était une personnalité liée à l’événement et connaissait presque tout le monde, que ce soit dans le public ou parmi les bénévoles. J’aperçus d’ailleurs Jyunya un peu plus tard avec elle. Il me fut donc difficile de l’approcher. Je voulais la laisser avec ses amis et ils avaient apparemment plein de choses à se raconter mais aussi, les gens ne cessaient d’arriver pour venir lui parler. Lors d’un millième de seconde de pause, je m’infiltrai pour lui demander son portrait. Elle commença par plaisanter, par ne pas vouloir, histoire de se faire désirer un peu plus. Un jeu ambigu commença, tel une négociation politique pour savoir qui allait lâcher du terrain en premier. Elle voulait se mettre au milieu de ses amis ce que je ne voulais pas. Elle voulait se mettre à l’intérieur du dôme-igloo ce qui me convenait parfaitement et que je fis semblant de lui concéder. Tout cela se fit dans la bonne humeur et les plaisanteries, chacun de nous voulant montrer sa détermination et sa personnalité.
Quand Yuno me dit qu’elle était couturière, je compris tout de suite sa faculté à sélectionner des matières nobles pour composer son kimono et ses habits en général. Elle avait aussi fait son sac et en mettait en vente dans un stand un peu plus loin, les bénéfices étant reversés aux victimes du Tohoku. Mes compliments ne la surprirent pas. On sentait qu’elle avait l’habitude d’être complimentée sur ses activités, sur ses goûts vestimentaires. L’autre chose qui me surprit fut qu’elle était capable de mettre ses kimono elle-même. Elle avait donc étudié la chose et devait certainement posséder un diplôme pour cela. Lorsque je fis un pas en arrière pour la libérer de mon emprise, ses amis comprirent que c’était fini et l’emportèrent aussitôt pour voir d’autres amis qui attendaient sa venue.
▲ 24 mars – Oguchi san, 50 ans, chauffeur – Hokkaido
À peine débarqué à Hokkaido, à peine sorti de l’aéroport de Chitose que je repérai le chauffeur de bus qui nous emmenait à Niseko. Un bus rien que pour trois personnes… Il faut dire que nous étions à la fin de la saison de ski et peu de gens s’y rendaient. Oguchi san donc, un homme très gentil, très sérieux et concentré sur la route prenait le temps de répondre à quelques unes de mes questions de temps à autre. Au moment de la pause, à mi-chemin, une pause pipi et achats car effectuée à un mini centre commercial sans rien du tout aux alentours, je demandai à Oguchi san son portrait. Il refusa d’abord puis s’extirpa de son siège de conducteur pour se mettre devant son bus. Très discret et assez timide, l’homme ne s’est quasiment pas exprimé sur lui-même. Par modestie, il préférait éviter mes questions et finissait toujours par parler d’autre chose. Pendant l’exploration de cet endroit sans intérêt, je constatais que nous nous trouvions à une station service sans pompes à essence mais où j’ai tout de même acheté mon premier laitage !
▲ 26 mars – Aki, 24 ans, cuisinière – Niseko
Dans un des restaurants du domaine skiable, nous avons croisé Aki derrière le comptoir qui servait les commandes des clients. Nous avons sympathisé avec elle durant l’incapacité de Cyril à se décider rapidement pour choisir un plat. Sur le comptoir où on posait le plateau en attendant d’être servi, il y avait trois photographies de plat qui décrivaient le menu de la manière la plus simple possible. Cyril a mis – montre en main – 10 minutes pour se décider… 10 minutes pour choisir parmi le moins pire… J’en profitai pour parler à Aki et lui expliquer le ridicule de la situation ce qui l’amusa beaucoup. Je lui mis aussi mon appareil photo dans les mains pour qu’elle prenne Cyril hésitant devant le menu et moi impatient. Nous avions sympathisé.
Aki vient d’Osaka, à mon grand étonnement. Nous étions bien loin de sa ville natale et contrairement à ce que je pensais, il ne s’agissait pas d’un petit boulot. Elle est cuisinière et travaille à Niseko toute l’année. Ses collègues me virent faire son portrait et les regards se mirent à fuser dans tous les sens. Les blagues aussi puisqu’elle avait été sous les feux des projecteurs quelques instants. Avec tout cela, il y avait une excellente ambiance dans la cantine et tout le monde me souriait.
▲ 30 mars – Sara & Tomoka, 18 ans, lycéennes – Muroran
De bon matin dans les rues de Muroran, plutôt que de rester dans mon hôtel « princier » sans intérêt, je fus bien inspiré d’aller me promener pour saisir du mieux que je pouvais, dans le temps imparti, l’atmosphère de cette ville de province de Hokkaido. Avant de trouver des petites rues où on fait toujours des rencontres fascinantes, j’étais sur la route qui passait devant l’hôtel, un ancien axe important, eu égard au nombre de magasins qui le bordaient. On voyait bien que la grande époque était révolue car s’il était encore tôt pour que les magasins soient ouverts, plus des trois quarts étaient abandonnés. Ce léger côté de ville fantôme se serait avéré s’il n’y avait pas eu quelques voitures qui passaient et surtout Sara et Tomoka. Deux spécimens de la jeunesse locale, je ne pouvais laisser passer cette chance. Elles attendaient le bus. Avec un rapide regard au loin, sans bus en vue, j’abordai les jeunes femmes. Sara me fit un grand sourire, Tomoka, beaucoup plus complexée montra un visage désapprobateur et inquisiteur. Ma demande faite, Sara dit tout de suite « Oui » ce qui surprit son amie qui se sentit obligée d’acquiescer alors qu’elle voulait crier non. La discussion se fit donc principalement avec Sara, ouverte et déterminée. Naïvement, je demandais ce qu’on pouvait faire à Muroran quand on était jeunes comme elles. Elles étaient en vacances et il leur fallait bien s’occuper. Elles attendaient le bus pour se rendre au karaoke un peu plus loin sur la route nationale. Quand elles n’étaient pas chez l’une ou l’autre ou bien encore chez d’autres amies à discuter, regarder un dvd ou jouer à des jeux vidéo, elles allaient au karaoke.
Sara vient d’une ville à côté de Muroran et Tomoka de Sapporo. Ni l’une ni l’autre ne veulent rester sur place. Sara parlait de faire sa vie à Tokyo ou dans une grande ville mais pas ici. Avant que le bus arrive, Tomoka finit par se détendre un peu et avec Sara me parla d’un Néozélandais qui habitait là depuis plus de 50 ans. Elle pensait que je le connaissais parce que c’était le cas pour tout le monde ici et parce que j’étais un Occidental. J’ai oublié le nom de ce phénomène local en me disant que les Occidentaux qui vivaient à Muroran ne devait pas être nombreux.
▲ 30 mars – Hashi san, (plus de ?) 70 ans, cordonnier et serrurier – Muroran
La rencontre des vacances à Hokkaido… La rencontre de ce début d’année 2013… Hashi san. Incroyable ! Lors de cette promenade matutinale, j’avais trouvé des petites rues bien plus vivantes que la rue où étaient Sara et Tomoka et mes pas me guidèrent jusqu’à la vitrine d’une cordonnerie-serrurerie. Vitrine dans laquelle je vis une maquette de destroyer imposante qui m’attira. Je fis quelques pas en arrière pour la regarder en détail. J’aperçus l’homme à l’intérieur et fis une moue pour exprimer mon admiration. Il me fit un geste et ouvrit la porte pour m’inviter à rentrer. Je suis resté plus de 30 minutes avec ce charmant Hashi san qui me raconta sa vie, qui ne cessait de parler jusqu’à ce qu’une cliente vienne me délivrer car on m’attendait et j’étais en retard.
Tout commença avec la maquette et à ma grande surprise, je découvrais qu’il s’agissait d’une pièce originale, entièrement faite à la main avec des morceaux d’objets taillés aussi à la main et que cette main était justement celle qui se tenait devant moi, très fière de son ouvrage. Il m’expliqua que les canons avaient été faits avec cela, que les tourelles avec ceci, etc. Il ouvrit les entrailles de la bête pour me montrer un moteur électrique en parfait étant de marche. Il s’agissait donc d’un bateau téléguidé qui flottait comme un vrai. Incroyable ! Hashi san est un véritable fan de la marine et connaît son histoire parfaitement. Tellement fan qu’il a participé à de nombreuses cérémonies nationales ou étasuniennes avec d’immenses croiseurs ou porte-avions un peu partout sur le globe. Devant mes yeux grands ouverts, il se mit à me sortir des photographies des cérémonies, des lettres officiels de la marine des États-Unis, des certificats… il était intarissable. Ce touche-à-tout adroit avait la chance de pouvoir ressortir tous ses vieux souvenirs car je n’étais pas un client et j’avais un peu de temps pour les écouter. D’autres maquettes ? Il en avait mais il était particulièrement fier de celle-ci.
Il n’était pas le propriétaire comme je l’avais imaginé mais un simple salarié. Il réparait des chaussures, faisait des clés pour les gens de la ville. La cliente qui arriva au bout d’un moment apportait des chaussures et en récupérait d’autres. Par moment, il baragouinait en anglais pour me montrer qu’il se débrouillait. Quand je lui demandai comment il faisait pour s’en souvenir, il en profita pour me sortir d’autres papiers avec son écriture. Il écrivait en anglais, lisait et chantait des chansons pour pratiquer et chercher le sens des mots qu’il ne comprenait pas. Il étudiait tout seul et cela semblait fonctionner. Il est bien allé en Nouvelle-Zélande, à Guam, en Thaïlande, aux Philippines, à Taïwan… où il avait pu pratiquer son anglais mais cela faisait longtemps déjà et il ne voulait pas oublier. Il était demandeur et s’imposait lui-même des choses à apprendre chaque jour. Il me parla de son professeur des écoles, différent de tous les autres, qui lui disait qu’il fallait se tromper pour apprendre. Ma mâchoire se décrocha. Voilà bien une pédagogie que je croyais inexistante au Japon. Il avait donc eu beaucoup d’admiration pour cet ancien professeur et faisait perdurer sa philosophie. Une raison pour laquelle il n’aimait pas faire comme tout le monde et s’en revendiquait. Du coup, il aimait beaucoup les Occidentaux parce qu’ils étaient différents et qu’ils ne cherchaient pas à se mettre dans le moule. Le torse bombé, il me dit qu’il aimait la vie et qu’il en profitait pleinement. Il faisait plaisir à voir.
▲ 30 mars – Famille Sawada, 72 ans, femme au foyer et PDG – Muroran
La famille Sawada est une des familles importantes de Muroran. Fondateur d’un petit empire alimentaire dont les enfants sont désormais en charge, Sawada san a mis en place une école de cuisine où défilent de grands chefs français pour former des élèves japonais, une école maternelle, des usines de production alimentaire – je me suis retrouvé avec des saucisses – et j’en oublie. À l’heure du thé, Cyril et moi fûmes invités dans leur grande maison, invités comme des rois autour de jolies porcelaines et de nombreux gâteaux. Toute la famille était là et l’ambiance excellente. Très classique, Sawada san avait mis une veste et un noeud papillon pour accueillir ses invités. Cet homme à l’embonpoint généreux est plein d’humour et lance des piques qui font rire l’assemblée. Il est vif et autocritique ce qui ajoute à son charme. Sa femme, parfaite hôtesse, s’est intéressée à nous et posait plein de questions pour nous connaître un peu mieux. Nous avons passé un excellent moment.
▲ 31 mars – Yuta, 20 ans, cuisinier – Hakodate
À la grande surprise de Cyril, j’avais proposé de goûter les ramen locales de Hakodate, une des spécialités culinaires de la ville. Nous ne fûmes pas deçus et Cyril qui n’en mange jamais aurait bien pris un deuxième bol. L’endroit était plutôt moderne, haut de plafond et bien éclairé, une chose très rare pour ce genre de restaurants. Ici, on avait envie de prendre son temps et non de manger en 5 minutes. La serveuse nous aida à choisir car nous ne connaissions pas grand chose et le responsable du magasin nous salua chaleureusement à la fin du repas. Du coup, j’en profitais pour demander un portrait d’un des cuisiniers ce qui ne posa aucun problème. Je pouvais même choisir. Ce fut donc Yuta, sans doute le plus jeune qui ne faisait pas ça comme un petit boulot mais bien comme cuisinier. À la sortie du lycée, il a commencé à travailler là. Cela fait donc deux ans. Très timide, il mit les mains dans son dos comme par automatisme et se figea comme si ses chaussures avaient été collées au sol. Je manquais un peu de recul mais parvins à faire son portrait avec cette pause timide où sa moue exprime très bien sa discrétion habituelle.
Merci pour le voyage 😉
Excellente série, et comme d’habitude je me suis régalé à lire toutes les anecdotes. Que ce doit être difficile de faire une sélection parmi toutes les photos prises pour en faire un livre.
En tout cas, même si le projet 366 est terminé, c’est toujours un plaisir de voir que tu continues à photographier les inconnus et à nous narrer un peu de leur quotidien !
Magnifique série, comme d’hab, et toutes ces rencontres !
Ce projet m’inspire vraiment : quel formidable défi humain ! Surtout à notre époque où notre voisin peut décéder sans qu’on ne le sache jamais. Pour toi, briser cette barrière de l’inconnu se fait désormais « presque automatiquement, par réflexe » ; chose totalement inconcevable pour ma part, ce qui, forcément, me titille, me donne des envies… mais quel défi !
Merci et bon courage pour la suite !
Tout le plaisir est pour moi !
Il n’y a plus de sélection désormais mais pour l’année 2012, quand il y avait plusieurs rencontres fascinantes, il pouvait être déchirant de choisir effectivement.
Merci Tom.
wow! Voilà un témoignage qui m’émeut beaucoup. Mille mercis Fred, ça me touche vraiment.
D’un autre côté, à force d’avoir fait cela, je ne peux plus prendre un portrait sans discuter, sans avoir une rencontre avec mon modèle sinon, ça ne m’intéresse pas.
Bonjour,
cette série de portraits est vraiment intéressante !
J’admire votre capacité à prendre de telles photos.
J’aime aussi le texte simple et en dehors des articles de blogs habituels sur le japon et les japonais.
pas de jugement, de l’écoute, c’est vraiment sympa !
Bonjour Laurent et merci pour ce commentaire.
Au cas où vous ne connaîtriez pas le projet original, je vous mets le lien : Projet 366
A bientôt
Grâce à Brigitte, j’ai corrigé de nombreuses fautes dont certaines étaient particulièrement violentes…
Toutes mes excuses pour les bourdes et un immense merci à Brigitte pour ce travail colossal ! 🙂