▲ 9 septembre – Muto, 70, restaurateur – Jinbocho
Assis là, dans cette petite rue de Jinbocho, Muto ne faisait rien. Absolument rien. Plusieurs personnes le saluaient et il leur rendait la pareille. C’était tout. Nous étions en fin de journée et des otsukaresama(1) volaient de part et d’autre de la voie. Beaucoup le connaissaient donc, beaucoup étaient des clients du restaurant.
Muto prenait en fait une pause, le dos courbé sur son cageot à se vider la tête. Sur le coup, je n’ai pas fait l’association avec le restaurant qui était à l’angle derrière moi mais plutôt avec le deux roues juste à côté. Tout est donc parti d’un malentendu. Aucun doute sur ses vêtements, aucun doute sur son activité mais j’ai plutôt pensé à de la livraison et non à un magasin. Ce n’est qu’au bout d’un moment, lorsqu’il a jeté un coup de menton en direction de la devanture qui se trouvait donc derrière moi que j’ai compris. C’est d’ailleurs le seul geste qu’il a fait de toute notre discussion. Le seul avec celui de ses lèvres pour s’exprimer. Une pause pour Muto entraînait un repos total, surtout du corps. Je m’en suis presque un peu voulu de l’embêter pendant cette réclusion si importante, ce moment de récupération et d’inaction. Il me dit que ce n’était rien malgré mon insistance.
Nous avons alors discuté l’un en face de l’autre, accroupi sur le côté de cette rue de Jinbocho, un de mes quartiers préférés de Tokyo. Il avait de manière évidente installé un bureau de fortune sur le bas côté. Si la motocyclette délimitait le terrain, il y avait à côté de moi un tuyau d’arrosage, une armoire basse et derrière lui un vélo, des poubelles, des cartons avec je ne sais quoi et ses bottes de cuisine.
À sa droite se trouvait l’accès à la cuisine tout en acier inoxydable qui luisait. Si l’équipement ne datait pas de l’ouverture par son père, le lieu n’en restait pas moins historique pour lui. L’année Showa 25 (1950), son père avait ouvert cet endroit, principalement pour les gens du quartier. Cela n’avait pas changé depuis et le fils continuait de vendre des soba(2) aujourd’hui. Le soir, il servait aussi le dîner mais je me disais qu’il devait avoir des clients principalement le midi. Muto ne confirma pas vraiment sans pour autant infirmer non plus. Il avait grandi dans le restaurant et avait repris le flambeau au décès de son père. En effet, si Muto est né à Nippori – je parlais avec un vrai Tokyoïte – il avait passé sa vie ici et n’avait pas l’intention que cela change.
S’il a apprécié la discussion, mon intérêt pour son histoire, il fut content que la séance de photographies s’arrête car il avait un peu honte de se faire prendre le portrait alors que des tas de gens qui le connaissaient passaient en se demandant bien ce qui se passait.
(1) salutations après l’accomplissement d’une tâche, le plus souvent la journée de travail
(2) nouilles de sarrasin
▲ 22 septembre – Shigeo, 58, maintenance – Edogawabashi
Je pensais que le défilé avec le mikoshi(3) était terminé, il n’avait pas encore eu lieu. Shigeo m’invita à revenir à 16h30 pour voir les porteurs. À ce moment-là, c’était le tour des enfants qui se trouvaient quelque part au nord, pas loin du temple. Shigeo lança son bras derrière lui pour m’indiquer la zone où ils devaient se trouver. Sans doute. Il faut dire qu’on entendait rien de là où nous étions. Il faut dire aussi que tout le monde papotait, que les amis et voisins de Shigeo lui lançaient des piques pour se moquer de lui qui me servait de modèle.
Sans que je m’explique très bien pourquoi, c’est lui que j’ai choisi au milieu de toutes les personnes qui se trouvaient présentes. Il était seul devant un ordinateur portable, occupé à quelque chose et je me suis dit que peut-être, cela ne le dérangerait pas que je l’interrompe. Quand j’y repense, c’est précisément Shigeo qui semblait le plus impliqué à faire quelque chose alors que tous les autres ne faisaient que discuter ou s’occuper à quelque chose. Peut-être encore est-ce celui qui m’a paru le plus sympathique au moment où j’ai balayé d’un regard très rapide l’ensemble des participants. Peu importe, Shigeo a accepté ma demande tout en étant un peu perturbé – comme 98 % de mes modèles – d’une demande aussi abrupte.
Très rapidement et de lui-même, il s’est mis à me parler en anglais. Un anglais un peu rouillé, avec un certain accent mais très correct. Avant que je lui demande, il m’a expliqué qu’il travaillait pour Verizon, ce qui me permit de comprendre pourquoi il parlait anglais. Si je lui rétorquai que beaucoup de gens qui travaillaient pour des compagnies anglo-saxonnes ne parlaient pas la langue, cela ne le concernait pas. Il s’occupe des « opérations » sur Tokyo. Je n’ai pas très bien compris ce que cela voulait dire mais je pense que cela désignait la logistique. J’ignorais que cette grande entreprise étasunienne avait des bureaux au Japon et fut surpris de cette nouvelle.
Shigeo était né à Hiroshima, il y avait grandi puis était parti à Osaka pour travailler et enfin, il avait été muté à Tokyo où il se trouvait depuis plusieurs années. Sans que je sache le nombre d’années exact, il me semblait évident que cela faisait longtemps. Il était très bien intégré à la communauté de son quartier et participait au festival à chaque début d’automne. Il m’a désigné son immeuble légèrement plus loin sur sa droite.
Il était très chaleureux comme beaucoup de gens de sa région natale et il était finalement très content de poser pour moi. Juste avant que je parte, il m’a demandé d’attendre pour me donner pas moins que trois tenugui(4) différents. « Tenez, c’est pour vous » m’a-t-il dit en me serrant la main. J’étais très touché.
(3) temple portatif des festivals de quartier
(4) fine serviette de coton qui peut servir à de multiples usages
▲ 29 septembre – Uetsu, 37, crieur de rue – Kabukicho
Alors que je traînais dans Kabukicho – le quartier hot de Shinjuku – pour faire des photographies à la sauvette, j’ai aperçu mon énergumène une première fois une bonne demi-heure avant. Il était bien tôt pour le quartier mais Uetsu travaillait déjà pour proposer aux gens d’entrer dans sa boutique qui recense sur les murs toutes les filles et le club où elles travaillent. Un annuaire en quelque sorte… Quand je dis sa boutique, c’est une figure de style. Il n’en est pas le propriétaire bien sûr, juste un baito(5) qui passe la journée debout à héler les chalands. Je lui ai d’ailleurs demandé combien de temps il restait debout (pour ne pas dire travailler) et j’avais mal aux jambes en entendant sa réponse. Question horaires, ce n’est pas compliqué : il commence à midi et finit à minuit. Au milieu de tout cela, il a 1 heure de pause. Cela fait quand même 11 heures debout… À 37 ans, cela m’inspirait du respect. Il avait beau m’expliquer qu’il bougeait beaucoup, qu’il ne restait pas toujours au même endroit, qu’il voyait plein de gens, que ça l’amusait, je restais fixé sur les 12 heures de boulot quotidiennes, la plupart du temps sur ses pieds.
À cette heure-là donc, un peu après midi, les clients potentiels étaient encore rares. Le quartier commence à vivre lorsque les allées deviennent plus sombres, lorsque les gens se découpent sur les nombreux panneaux lumineux qui essaient de les attirer, lorsque la lumière électrique remplace la lumière naturelle. Uetsu n’était pas concerné par l’heure du jour. Il remplissait son contrat jusqu’à minuit, sept jours par semaine.
Sa tenue m’a bien évidemment tapé dans l’œil. Tout en jaune, jusqu’au porte-voix… sans parler de sa perruque aux fils de nylons qui brillaient au soleil. Alors quand j’ai vu le t-shirt affublé d’un « Super star », tout m’a semblé normal, à sa place. Il a commencé il y a un an et s’est fait une petite place dans ce milieu particulier. Je pense qu’à partir du moment où les autres vous acceptent quand vous commencez, il doit être facile de se trouver des amis, des collègues même si ce n’est que temporaire. Je vois souvent ces interpellateurs discuter entre eux pour passer le temps, pour s’amuser avant de foncer sur une proie qu’ils ont repérée. C’est vrai pour tous les clubs d’hôtesses qui se trouvent à Kabukicho mais aussi pour les karaoke, les bars ou même les restaurants dans tous les quartiers animés de Tokyo.
Uetsu vient de Yamaguchi. Il est adorable et accueillant et il m’a dit que je pouvais faire ce que je voulais de son portrait sans même que je lui demande.
(5) petit boulot précaire
Sympa les rencontres!