▲ Kazuo et Kazuko, 62 et 50, rentiers – Edogawabashi
Ils avaient commencé 30 minutes plus tôt. Kazuo et Kazuko, ce couple marié depuis toujours dégageait le trottoir devant l’entrée de l’immeuble. Sans se parler, chacun s’occupait de son coin. Ils avaient sorti une pelle à neige, des balais et chacun grattait la masse blanche qui était tombée drue depuis la veille.
J’étais bien évidemment sorti ce dimanche matin là pour faire des portraits dans la neige et en voyant ce couple travailleur qui s’exécutait tranquillement, j’eus envie de lui demander de poser pour moi car il m’inspirait confiance. Je ne me suis pas trompé.
La seule remarque de la part de Kazuo fut de me préciser qu’il n’était pas le gardien, que celui-ci ne travaillait pas le dimanche et qu’ils faisaient cela par altruisme et qu’il fallait bien le faire. Cette précision apportée, l’ambiance fut tout de suite excellente. Radieux au milieu de la neige, ils me présentèrent leur immeuble… Nous étions au pied d’un bâtiment de 13 étages et ils habitaient tout en haut. Une indication qui me mit une première fois la puce à l’oreille. Tout blanc, le building situé au bord de la rivière Kanda brillait encore de mille feux en raison de son jeune âge. Cette couverture de neige à ses pieds lui donnait encore plus de brillance et de clarté.
Détendus, ils me parlaient parfois en s’arrêtant de creuser la neige. Une famille de l’immeuble arriva et les salua non seulement très poliment – seconde puce à l’oreille – mais aussi pour les remercier de faire cela, bénévolement en quelque sorte. Le jeune couple savait pourtant mieux que moi que le propriétaire est « responsable » de l’espace autour de sa maison et surtout de celui qui se trouve sur la chaussée.
Ma question sur leurs activités professionnelles finit par me faire comprendre. « On s’amuse ! On passe notre temps à s’amuser » m’annonça Kazuo avec un petit sourire malicieux. « On sort, on fait du tennis, on fait du golf… » J’avais en face de moi les propriétaires de l’immeuble, ce qui, d’une certaine façon, me sidérait ! Des propriétaires, j’en connais et j’en ai croisé beaucoup mais pour un tel immeuble, aussi haut qui ne soit pas géré par une entreprise de construction, j’étais admiratif.
Kazuo me parla de son voyage en France, dans les châteaux de la Loire il y avait plusieurs années. Il avait adoré, en avait bien profité et avait pu déguster de nombreux vins, son péché mignon. Ils se sont donc gentiment intéressés à moi et voulaient savoir ce qu’un Français faisait dans leur pays depuis si longtemps. Ils étaient ravis de constater mon intérêt pour le Japon. Nous discutâmes aussi de ma balade du jour. Ils connaissaient bien le quartier et ses alentours aussi ils virent très bien où j’habitais, jusqu’à me parler du supermarché en face de l’immeuble. Je finis de les convaincre lorsque je leur annonçai ma destination : Gokokuji. Je leur dis que j’aimais beaucoup me promener le long de la rivière Kanda et que l’endroit était merveilleux pendant la floraison des cerisiers. Du treizième étage, ils avaient une vue incroyable de cette semaine magique annuelle. Ils me proposèrent de venir l’admirer depuis leur balcon à ce moment-là. Si cela n’arrivera sans doute jamais, j’ai apprécié la marque de confiance et l’invitation.
▲ Yuji, Harutora & Momoka, 37, 7 & 3, publicité – Gokokuji
Peu de monde s’était aventuré jusqu’au sanctuaire ce jour-là. Les gens étaient trop occupés à dégager devant chez eux comme Kazuo et Kazuko ou préféraient tout simplement ne pas sortir parce qu’il faisait froid, parce que c’était glissant ou pour une quelconque autre raison.
Pour Yuji et ses enfants, pas question de rester enfermés ! De plus, sa femme rangeait et nettoyait la maison (ben voyons…) et il valait mieux ne pas se trouver dans ses pattes. Ou alors, il aurait fallu aider. Bref, la neige, le soleil, le sanctuaire et son jardin emmitouflé de poudreuse étaient une bien meilleure option que de rester à la maison.
Harutaro remplissait l’espace de ses cris de joies, d’interpellations envers son père pour qu’il lui balance des boules de neige de plus en plus grosses, soit pour les éviter, soit pour donner un coup de pied dedans et éclater d’un rire blanc au milieu des étincelles de neige qui s’éparpillaient autour de lui. Momoka, elle, faisait tant bien que mal un bonhomme de neige que son père occupé à répartir son temps entre ses deux enfants demandeurs avait commencé un peu plus tôt, en lui montrant comment procéder : faire rouler tel un scarabée. Elle aussi appelait son père en essayant de couvrir la voix de son frère pour que Yuji tire la luge sur laquelle elle s’asseyait d’un seul coup, passant d’une activité à une autre selon ses envies changeantes d’enfant.
Tous les trois faisaient plaisir à voir dans leur excitation partagée. Du coup, la conversation avec Yuji était un peu compliquée. Il parvint tout de même à me poser quelques questions sur mes prétentions photographiques. Comme il travaillait pour la publicité dans une énorme entreprise du domaine, je compris qu’il était dans la branche promotionnelle et qu’il travaillait directement avec des artistes, que ce soit des graphistes ou des photographes. Je percevais bien son envie de me demander ma carte de visite mais je ne le fis pas. Qu’aurais-je fait s’il m’avait contacté pour le proposer un entretien dans les bureaux de sa société ? En voyant mon portfolio, il aurait parfaitement compris que ce n’était pas un domaine dans lequel j’avais des compétences. D’autre part, je voyais bien là un intérêt poli d’une inspection de ma carte de visite qui aurait fini au fond d’une poche ou d’un tiroir, sans suite. Non vraiment, en ce beau dimanche matin immaculé, je n’avais pas la tête à cela.
Si ces enfants son nés à Tokyo, lui vient de Yamanashi.
▲ Satoru, 45, concessionnaire – Big site
Je me suis retrouvé au milieu de l’exposition autour du marathon de Tokyo de manière tout à fait improbable… et pourtant j’y étais. J’accompagnais Thierry – ce voyageur autour du monde – qui venait récupérer son dossard pour la course qui avait lieu le dimanche suivant. Nous étions au centre d’exposition de Big site à Odaiba où je vais très rarement – Big site jamais ! Je venais de faire remarquer à mon compagnon une chose qui me frappait : la disparité des personnalités, des physiques, des classes sociales parmi les coureurs. Je trouvais les participants très « œcuméniques » et cela me réjouissait. Ce fut à ce moment-là que j’aperçus le très dandy Satoru.
Il illustrait parfaitement mon propos et j’étais ravi qu’il accepte. Il le fit d’ailleurs avec un immense sourire, sans que cela lui pose de problème, le plus naturellement du monde. Nous nous sommes très bien entendus. Le cliché fut un peu compliqué entre mon appareil qui n’arrivait pas à faire la mise au point et les gens qui passaient dans tous les sens autour de nous. Il y avait bien une autre photographie moins polluée de quidams mais je lui ai malheureusement coupé un pied… Sur celle-ci, il est avec quelques uns de ces compagnons de courses.
Il avait pris son après-midi pour ne pas avoir à venir pendant le samedi, la veille de la course, où la moitié des participants (35.000) se rendait. Il me disait qu’il participait chaque année, ce qui ne manqua pas de m’impressionner, moi qui suis totalement étanche à la course. Ceci dit, celui de Tokyo était le seul pour lequel il courait. Kyoto, Okinawa et où-sais-je-encore ne l’intéressaient pas et surtout, cela restait un plaisir, pas une obligation, surtout par rapport à son travail.
Satoru est concessionnaire automobile. J’ai cru que les ventes ne se portaient pas bien avec la crise économique, la frilosité du marché nippon mais il me contredit. Les difficultés ne venaient pas d’un manque de ventes mais de la hausse de la TVA. Le 1er avril, elle aurait augmenté de trois points, de 5 à 8 % et les gens se dépêchaient donc de faire leurs gros achats jusqu’au 31 mars. Du coup, tous les services, magasins se trouvaient dans une période éreintante. J’ai oublié de lui demander s’il avait sa propre franchise car je le trouvais vraiment bien habillé. S’il m’avait dit qu’il était vendeur dans un rayon d’Isetan men’s, cela m’aurait semblé évident. Concessionnaire non. J’avais en face de moi un homme qui aimait les belles fringues et faisait attention à ce qu’il portait et aux arrangements qu’il pouvait faire.
Satoru est originaire de Ueno mais il habite à Shinagawa. Il ne se trouvait donc pas très loin de son appartement.
▲ Satsuki, 24, mannequin – Big site
Toujours sur l’exposition du marathon de Tokyo, je me disais qu’il serait facile de faire des portraits de quelques mannequins. J’avais bien essayé sur le stand de BMW (BMW au marathon ?) mais cela n’avait pas fonctionné. On ne prenait pas en photographie les modèles m’avait-on dit. Bon… Un peu plus tard, en passant devant le stand de Seiko, Satsuki appelait les visiteurs pour poser sur cette installation qui simulait le temps supposé de chaque coureur. J’ai d’abord un peu essayé de discuter avant de faire le cliché mais la conversation était plutôt limitée.
Elle travaille à plein temps comme mannequin pour une agence qui la place selon les demandes. Elle fait souvent des salons et aime cela. Elle peut rencontrer plein de gens un peu partout. Elle a commencé à la sortie de l’université et venait de commencer sur l’exposition du marathon le jour même et continuerait jusqu’à samedi.
Satsuki est originaire d’Ibaraki et je crois que le fait que je connaisse lui a fait plaisir.
▲ Yui & Ruri, 27 & 28, mannequins – Big site
Un peu plus loin, le stand Puma brillait de mille feux et surtout de couleurs vives qui n’étaient pas pour me déplaire. Devant se trouvait Yui dont le sourire ne me fut pas indifférent. Son regard non plus. Ce qui m’amusa fut le choix des mannequins. Si les grandes marques qui cherchent à diffuser un certain standing emploient des femmes avec certaines mensurations, Puma ne se souciait guère de la taille. Yui et Ruri faisaient la même taille et ne dépassaient pas le mètre soixante. Suite à l’invitation souriante de Yui, je me mis à discuter avec elle et Ruri ne tarda pas à nous rejoindre pour voir ce qui se passait, par curiosité de ce couple atypique et qui riait au milieu des passants qui n’osaient pas s’arrêter.
À chaque fois que je me lançais dans le japonais, Yui me demandait de parler en anglais. L’une comme l’autre souhaitaient pratiquer leur anglais et préféraient que je leur parle dans la langue de Shakespeare plutôt que celle de Mishima. Elles se débrouillaient d’ailleurs très bien et nous avons pu communiquer facilement. J’ai surtout discuté avec Yui qui restait avec moi le temps de la rencontre alors que Ruri faisait des allers-retours pour distribuer des punaises de la marque qui servaient à fixer son dossard sur son t-shirt. Elle vint d’ailleurs corriger Yui sur son travail en temps normal en se moquant d’elle. Alors que je demandais à Yui si elle faisait ce métier à plein temps, elle m’expliqua qu’elle était traductrice, du japonais vers l’anglais. Ruri arriva donc pour me dire du tac-au-tac : « Mais non, elle est mannequin ! » Yui rit de s’être faite prendre au piège mais insista tout de même pour me dire qu’elle souhaitait vraiment faire de la traduction. Elle était encore jeune et il n’y a pas d’âge pour ce métier.
Je fus davantage surpris lorsqu’elle m’avoua qu’elle était d’origine chinoise. Si je parviens à faire le distinguo la plupart du temps, cette fois-ci, l’idée ne m’était même pas venue. Elle était née en Chine, de parents chinois mais avait grandi au Japon depuis le début. Elle parlait donc aussi mandarin parfaitement. Je lui dis que j’étais persuadé de son succès en tant que traductrice avec un tel bagage.
Toutes les deux s’étaient rendues en France et notamment au Mont-Saint-Michel et avaient adoré. J’eus le droit au « la France est un beau pays » habituel mais qui fait toujours plaisir à entendre. Au milieu du passage, tous les trois, nous nous sommes bien amusés car l’ambiance était excellente et les filles étaient prêtes à rire, à plaisanter et à encaisser des moqueries ou à en envoyer, le tout sans aucune méchanceté. Elles sont restées devant leur stand avec ma carte de visite dans les mains mais elles ne l’ont jamais utilisé par la suite…