▲ Katsuharu, 77, retraité – Ogikubo
Je souhaitais absolument faire un portrait sous cette partie de la voie de chemin de fer de la ligne Chuo qui traverse la province de Tokyo d’est en ouest. Je me souvenais de cet endroit où j’étais déjà passé deux ou trois fois et je me disais que si je pouvais y rencontrer une personne qui accepte, je serais bien content. La première fut la bonne.
Katsuharu me regarda avec des yeux ébahis. « Moi ?! Vous voulez me prendre moi ?! » S’il ne demanda pas pourquoi, cela se voyait sur son visage : « Mais pourquoi veut-il me prendre en photo ?! » Il se trouvait dans une telle situation pour la première fois de sa vie et ne pouvait croire qu’un Occidental qui se revendique photographe puisse s’intéresser à lui. Vraiment cela dépassait l’entendement ! Mon bonheur visible suite à son accord le toucha et s’il fut un peu nerveux au départ, je parvins à le détendre devant l’objectif. Je le mis au milieu des pylônes de ce parking par lequel la plupart des gens qui habitent dans le coin passe pour se rendre à la garde d’Ogikubo. Katsuharu lui-même s’y rendait tranquillement. J’ai oublié de lui demander mais je crois bien qu’il allait prendre le train plutôt que faire des courses dans le centre commercial qui se trouve attaché comme dans toutes les gares de l’ouest de Tokyo.
Il vient de ce quartier et il y a toujours habité. Un authentique enfant du coin. Il vit maintenant seul avec sa femme qui semble en forme tout comme lui et ensemble ils ont eu trois enfants qui ont eu aussi des enfants. Auparavant, il travaillait dans la finance. Il a bien essayé de m’expliquer ce qu’il faisait mais c’était assez complexe non seulement à comprendre mais aussi à faire comprendre.
À l’annonce de ma nationalité, ses yeux se sont illuminés de souvenirs d’un voyage en Europe il y avait plus de 10 ans. Il avait notamment passé trois jours à Paris et un jour dans la région de la Loire pour voir les châteaux et surtout pour y déguster des vins. Il était aussi passé par l’Allemagne. Cela lui avait beaucoup plu et il n’était pas allé à l’étranger depuis. Nous avons un peu parlé de langue étrangère car il pouvait constater que je me débrouillais alors qu’il se réduisait à regretter de ne pouvoir en parler aucune. J’ai bien essayé de le titiller sur l’anglais comme son ancien monde professionnel y était particulièrement lié ou encore parce que sa casquette le suggérait mais il fit un signe de dépit de la tête accompagné des deux mains comme si cela était totalement en dehors de ses compétences. Il s’excusa presque en affirmant que les Japonais étaient de toute façon « nuls » en langue étrangère. J’eus beau lui dire que j’avais des amis qui maniaient le français, l’anglais, l’allemand, etc sans pour autant le convaincre : les gens que je connaissais étaient des exceptions qui confirmaient la règle.
▲ Natsuki et Kana, 27 et ?, mannequins – Midtown
Natsuki et Kana se trouvaient à la seconde entrée de la salle qui allait accueillir la présentation du nouveau parfum d’Issey Miyake comme on peut le deviner avec la photographie. Il y avait d’autres mannequins aux trois entrées et je choisis la seconde car bien moins occupée que la première, les visiteurs choisissant le chemin le plus court pour s’installer. L’une et l’autre distribuaient des bracelets plissés élastiques sur lesquels avait été vaporisée une des trois fragrances de cette nouvelle collection. Le moins qu’on puisse dire est que la salle de conférence de Midtown – où je n’allais pas pour la première fois – contenait des volutes mélangées qui n’était finalement pas si désagréables. Heureusement pour moi qui ne peut supporter des odeurs bien précises.
J’ai commencé la discussion avec leur travail. Natsuki revenait d’Italie, de Milan et nous l’apprit sous les remarques envieuses de Kana par rapport au pays. Si elles avaient souvent ce genre d’événements – conférences, salons -, il leur arrivait de voyager ici où là pour des prises de vue. Ma nationalité arriva donc rapidement sur le tapis et quelques mots furent prononcés. Kana mis les pieds dans le plat la première en lançant avec confiance « Bongiorno » tout en me regardant. Je ris et lui expliquais qu’il valait mieux regarder Natsuki qui rentrait du pays de Dante. Comprenant son erreur, elle se rattrapa en lançant « Ça va, ça va ! » sous le regard ébahi de Natsuki qui se demandait comment elle connaissait tout cela. Mis à part le japonais, elle semblait incapable de retenir une autre langue. Un « Ça va » auquel je répondis par un « Bien merci » puis repartis de plus belle avec un « Y tu » vers Natsuki. Tout se mélangeait ! Au moins l’atmosphère était détendue.
Mis à part le travail, elle ne semblait pas avoir de centre d’intérêts. J’avais beau insister, je me disais que cela n’était pas possible, que si je proposais une liste elles finiraient bien par dire « Ah oui ! » mais non. Cela me paraissait incroyable : « Enfin quoi, vous faites bien quelque chose ! » Rien ! Dingue ! Du coup, la situation devint gênante. De quoi parler d’autre ? Comment m’accrocher à ma bouée sur cet océan d’hypocrisie ?
Il ne me restait plus qu’une de mes questions systématiques pour ces entretiens photographiques : l’origine. Natsuki venait de la préfecture de Hyogo. Même si c’était juste à côté de Kobe et non la ville même, je pouvais enfin reprendre pied et repartir dans mon excitation habituelle pour parler de mon grand intérêt pour cette ville et mon envie d’y retourner. Elle semblait contente de mon enthousiasme. Kana venait elle de Hokkaido. Encore plus facile, je pouvais frimer en disant que j’y étais allé dix jours l’année précédente et que j’y retournerais pour faire du ski dix jours après.
Je les ai laissées un peu fatigué d’avoir mené la discussion, sans ce retour communicatif que je rencontre la plupart du temps. C’était ainsi.
▲ Yuka et Yuki, 22, jeunes diplômées – Mejiro
Cette série est dédiée à tous ces diplômés qui ont terminé l’université en 2014. Comme à mon habitude, je me suis rendu à l’université de Gakushuin pour faire des photographies dont une de mes préférées : moi au milieu d’une mer de kimono. Dédiée donc à Yuka, Yuki, Tomoki, Satoshi, Suzuka, Kevin, Shiro, Atsuki, Sayaka et Yuka qui ont commencé à travailler le 1er avril que ce soit dans de grandes entreprises ou de plus petites comme la banque, la mode ou l’édition…
▲ Tomoki et Satoshi, 22, jeunes diplômés – Mejiro
▲ Suzuka, 22, jeune diplômée – Mejiro
▲ ?, 22, jeune diplômée – Mejiro
▲ Kevin, 27, jeune diplômé – Mejiro
▲ Shiori, Atsuki et Sayaka, 22, jeunes diplômées – Mejiro
▲ Yuka, 22, jeune diplômée – Mejiro
▲ Midori, 23, artiste – Yurakucho
J’ai d’abord vu un halo rosé dans le fond de cette papèterie-boutique-de-cadeau au milieu du Tokyo international forum. Il émanait d’une pièce séparée où j’avais déjà vu des expositions. En m’approchant, j’ai d’abord aperçu une vieille baignoire de style occidental – celle avec des pieds de félin – puis des centaines et des centaines de fausses plaquettes de chocolat rose. J’étais Charlie dans la chocolaterie ! Je riais tout seul, je criais tout seul. Mes chaussures ôtées, je pénétrais dans ce monde merveilleux et m’allongeais par terre en demandant à ma tante de me prendre en photographie ainsi, seul au milieu d’un tapis de chocolat. À ce moment-là, Midori est entrée et la scène l’a plutôt amusée. Je m’étais accaparé l’espace et je pense qu’elle l’avait conçu pour cela. Avec son t-shirt à la couleur de l’installation, je me dis qu’elle faisait partie du personnel qui surveillait les œuvres. J’avais en face de moi l’artiste !
Je faisais d’ailleurs partie des premiers visiteurs car elle venait de terminer la salle et le vernissage avait lieu trente minutes après… Vernissage auquel elle me proposa de rester, légèrement inquiète du peu d’invités qui pourraient se déplacer mais je n’osais pas m’ajouter ainsi et ma tante et son amie m’attendaient.
Naïvement, je lui demandais si elle travaillait avec Meiji, la colossale entreprise alimentaire et pharmaceutique. Point du tout ! Même pas en tant que sponsor ! Dingue ! Midori avait déjà exposé des œuvres dans différents endroits mais il s’agissait là de sa première exposition « solo » dans une galerie, juste au moment de la fin de ses études à l’université de Kyoto, à la faculté d’art. Quand je lui dis que je souhaitais me mettre dans la baignoire remplie de faux pop-corn comme elle, elle rit franchement mais avoua que cela n’était pas possible. Elle me montra d’ailleurs que c’était des faux qu’elle avait fabriqués un à un en les roulant dans les paumes de ses mains. Mes grands yeux la firent rire. Alors que je désignais les fausses plaquettes de chocolat du doigt dans mon silence ébahi pour confirmer si c’était la même chose, mes yeux sortirent de leurs orbites à sa confirmation, tout aussi silencieuse que ma question.
On pouvait aussi voir deux vidéos qui la montraient en Afrique et dans les rues de Harajuku. La première présentait son travail au Ghana où elle avait fait des installations de ses fausses plaquettes dans des plantations de cacao. La seconde la présentait distribuant des gâteaux en forme de cœur le jour de la Saint Valentin. Gâteaux qu’elle avait bien évidemment fabriqués elle-même, comme tout le reste. Tout cela était kitschissime et m’amusait beaucoup.
Je ris à mon tour lorsqu’elle m’avoua qu’elle aimait beaucoup le rose – le monde était rose autour de nous – mais pas tellement le chocolat. Midori est née à Tokushima.
▲ Kae, 27, vendeuse – Niseko
Dans ce magasin de location de matériel de ski, derrière le comptoir de la caisse, Kae lançait de grands sourires et des regards intéressés vers les Occidentaux, une nouvelle opportunité pour elle de pratiquer son anglais. Alors quand je lui ai parlé en japonais elle fut surprise mais aussi très légèrement réprobatrice : « Parlons en anglais, j’ai besoin de pratiquer ! »
Kae faisait ce petit boulot pour la saison. Originaire d’Osaka, elle était bien loin de chez elle à Niseko, Hokkaido. Elle fut d’ailleurs un peu embarrassée lorsque je lui demandais si elle était freeter. Elle finit par dire oui – à demi-mots – à cette catégorie professionnelle certes peu reluisante mais qui ne me posait aucun problème, ce que je lui fis comprendre. Elle était encore jeune et pouvait bien se permettre de fonctionner aux limites du système, histoire d’être moins stressée, moins prisonnière d’un contrat avec une entreprise.
Comme elle vient d’une région que j’aime bien et où les gens sont plutôt chaleureux et accueillants, j’en profitais pour lui dire. Je connaissais bien le coin, j’y avais des amis, je parlais le patois et enfin qu’elle était une excellente ambassadrice de sa région avec son grand sourire et sa gentillesse. La caisse n’étant pas assez représentative de l’endroit, je lui ai demandé de se mettre au milieu du magasin. Du coup, elle en a profité pour enlever ses lunettes qu’elle tient dans sa main gauche.
Elle me parla aussi d’un ami français qu’elle avait rencontré à Nara. Il était déjà rentré mais elle semblait l’apprécier et la comparaison entre les Français et les habitants du Kansai un peu plus tôt dans la conversation trouvait un bon exemple dans cet ami selon Kae. Elle souhaitait donc le revoir et pour le coup aller en France.
Nara ne m’avait pas échappé. Que faisait une jeune femme dans une ville aussi modeste face à Osaka ? Elle y travaillait – toujours un petit boulot – comme vendeuse dans un magasin d’accessoires féminins. Elle avait arrêté pour la saison hivernale afin de venir à Hokkaido. Kae aime les villes calmes et tranquilles où les gens prennent le temps de se rencontrer et de se connaître. C’était le cas pour elle à Nara. Elle oubliait de me dire qu’il lui était aussi beaucoup plus facile de pratiquer son anglais dans un endroit aussi touristique.