[Histoire(s) – suite de K – 5]
Suis-je amoureux? Oui, puisque j’attends!
Roland Barthes – Fragments du discours amoureux
Kei se trouvait assise à l’endroit où je passais. Je l’avais repérée avec ses cheveux détachés, ses vêtements, elle était immaculée. Le blanc contrastait avec sa peau et ses cheveux. Sur sa jupe – la première fois que je la voyais en jupe – dans une myriade de brillants, des tours Eiffel galopaient, des Arcs de Triomphe posaient leurs pieds au milieu d’autres monuments. Je parcourais tout ce miroitement en haut duquel trônait son visage radieux et lumineux. J’étais conquis.
J’avais retrouvé mes esprits depuis notre dernière entrevue, une forte motivation pour regonfler mon amour-propre m’animait! Je m’asseyais à côté d’elle, mine de rien, pour plaisanter, je regardais fixement devant moi. J’attendais une réaction. Elle rit. Je pouvais être moi-même.
Kei avait un dîner, elle s’était assise là en attendant l’heure de partir.
– C’est où ton dîner?
– A Omotesando.
– Encore?!
– Mais Omotesando, ce n’est pas Aoyama.
– Ouuaaaaaah, c’est pas loin eh! C’est pareil eh!
Mes pitreries et grimaces la faisaient rire, j’étais de nouveau sur la bonne voie, je pouvais me déchaîner et trouver toutes les âneries pour la faire rire. Je reprenais confiance grâce à mes capacités de séduction. Comment se lasser de cet acte où son « partenaire » entretient avec soi une intimité relative mais palpable? cette sensation chaque fois nouvelle et différente? cette concentration des autres qui postule l’existence de notre corps et notre esprit? Ces instants où se crée une alchimie partagée qui rapproche du désir. Ces instants où on attend des contacts furtifs, des regards croisés, des silences complices.
Kei m’expliquait où elle devait dîner. Un restaurant italien. A Omotesando. Avec d’anciens collègues.
Je trépignais. Je cherchais toujours un moyen d’obtenir ses coordonnées afin de moins vivre dans l’attente d’une rencontre probable, d’une vision subliminale. Comment les récupérer? Sur mon bloc-note était déjà rédigé en rouge ce que je voulais lui dire. Pas question d’oublier! Précisément, la rencontrer, lui parler provoquait suffisamment d’excitation, de perturbations dans mon esprit que j’en oubliais l’essentiel. Par exemple, je ne l’avais toujours pas remerciée pour les gâteaux qu’elle m’avait offerts au Bretagne. Un cocktail étonnant, digne des plus grands mélo hollywoodiens sauce marshmallow au miel: des bretzels salés enrobés de chocolat blanc. Le palais français ne pouvait imaginer un tel mariage, la marque était américaine. Peu importait, le geste m’avait touché et venant de Kei, j’étais prêt à tous les expériences gustatives, pourvu qu’elles viennent d’elle.
Toujours était-il que j’oubliais de lui dire des éléments clés. Mes idées ne tenaient pas en place, à l’image de tout ce qui ricochait dans mon cerveau électrifié comme un flipper agitant sa bille métallique. Le tilt n’était pas loin… Il me fallait donc prendre des notes, pareil à un vieillard grignoté par Alzheimer, comme un homme oubliant son histoire à chacun de ses lendemains.
La phrase du jour à ne pas perdre, puisque je la voyais rapidement, par hasard, et qui conduirait sans doute à la conquête de ses coordonnées était: « je voudrais qu’on sorte encore ensemble! » Il ne me restait plus qu’à trouver le moment de la placer…
C’était bien cette phrase qui rebondissait maintenant dans tous les angles de mon crâne, ravageant un peu plus mes bumpers poussifs à chaque passage. J’appuyais convulsivement sur les boutons pour repousser sa sortie, les flippers de ma timidité la relançant encore plus fort et plus haut. Jusqu’au moment où je craquais, l’objet de mes réflexions sorti du plateau, d’un coup!
– Je voudrais qu’on sorte encore ensemble! Comment une invitation composée de si peu de vocables pouvait-elle avoir emmagasiné une telle pression et labourer mon cerveau à ce point? Je l’avais dite! J’étais exténué! La partie m’avait achevé! Cependant, l’ambiguïté – sur ce point, le français et le japonais sont proches – n’était pas pour me déplaire et stipulait délicatement une intimité que je souhaitais nouer.
– Oui, bien sûr!
– Bouge pas! Je reviens! Je bondis de ma chaise pour aller récupérer ce magazine qui donne de superbes adresses de restaurants, que j’avais avec moi ce jour-là , comme par hasard…
Je montai les marches quatre à quatre, je traversai le couloir en trombe, « Bonjour monsieur le directeur! », je me précipitai sur la table où se trouvait mon sac, j’arrachai la publication de sur la table, la porte commençant à peine à se refermer, je ressortais déjà , « Mince mon téléphone! », je me télescopai avec Martin qui sortait aussi à ce moment-là de la salle, d’un grand mouvement du bras, je plongeai la main dans mon sac qui répandit son contenu sur le sol « M’en fous! » et ressortais une deuxième fois sous les yeux éberlués des spectateurs, « Mais que se passe-t-il? », la porte se refermait enfin, j’étais de nouveau aux côtés de Kei.
– Regarde! Regarde! Je l’avais pas acheté depuis longtemps parce que je trouvais que ça ne se renouvelait pas vraiment dernièrement mais en voyant ce numéro (titré en gros, les restaurants populaires et canon de 2007 pour un beau repas) et en le parcourant, je l’ai acheté. Il y a l’air d’avoir des resto bien cool!
Kei connaissait le magazine. J’étais content de constater cette similitude entre nous. Il m’avait déjà semblé que c’était une personne qui fonctionnait beaucoup sur son image: de belles fringues, de beaux accessoires, un quelque chose de créatif d’un amateur d’art et de design. Cela me correspondait complètement et c’est précisément quelque chose que j’avais du mal à trouver chez d’autres personnes qui me plaisaient, que je n’avais jamais pu trouver chez Mai même si j’avais essayé de le susciter plusieurs fois. Cela n’avait pas fonctionné et m’avait lassé.
Nous parcourions les pages ensemble. Des vagues de son parfum flottaient. Elle venait de se faire une toilette. Je humais chaque exhalation afin de m’en imprégner, afin de deviner sa présence avant de la voir. Cela fonctionnait. Dans les jours qui suivirent, j’étais capable de sentir sa présence. Je savais ensuite où la trouver, je savais qu’elle était là . Je lançais mon système limbique à plein régime.
Je lui montrais les endroits que j’avais repérés, je guettais ses réactions afin de voir si nos goûts correspondaient. Comme moi, elle s’intéressait aux endroits avec des intérieurs soignés, ma condition sine qua non pour choisir un restaurant. Peu m’importait la qualité de la nourriture (mais je n’ai jamais trouvé ici un endroit soigné à la nourriture mauvaise), il fallait que l’endroit soit beau, désigné, stylé et relativement sombre. Je choisissais toujours mes restaurants en voyant une photo de leur intérieur et je ne me trompais jamais. J’avais un coup de coeur, d’un coup, et je trouvais une compagne pour y aller. Tokyo est, pour cela, une ville incroyable. Des installations à couper le souffle, une belle femme au bras, tout était possible et incitait à inviter.
Ma découverte pour 2006 était Dazzle avec ses 8 mètres de hauteur sous plafond, sa multitude d’ampoules de cristal Swarovski et sa cave en cône inversé de 2000 bouteilles. Un endroit sublime.
Le dîner se profilait, je pouvais donc lui demander ses coordonnées facilement. Naturellement.
Je sortais mon téléphone.
– Tu me donnes ton email?
Elle prit un bout de feuille de son agenda et écrivit son numéro de téléphone et son adresse email.
– Et ton email de portable? Le meilleur moyen pour communiquer rapidement, l’outil qui localise son porteur en permanence, l’espion de XXIe siècle.
– C’est super compliqué… je ne m’en souviens jamais. Et en plus c’est long!
Je souriais.
– Et bien envoie-moi un email alors. Comme ça je l’aurais.
– Oui, oui.
C’était l’heure de partir. Déjà ?! De toute façon, j’avais aussi un dîner, avec Yann et Hikaru. Un dîner que j’attendais depuis longtemps.
– Bon, je t’enverrai un email, me lança-t-elle.
– Ok! Ciao!
Je regardais ma Grâce de blanc vêtue passer par la porte, devant la vitre et s’éloigner. Les battements de mon coeur se synchronisaient avec son pas léger et harmonieux… je pouvais désormais dormir tranquillement, j’avais ses coordonnées.
Je reçus un email le lendemain matin, intitulé « Mon adresse ».
[à suivre]
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Ludo